De retour sans Malice, au chic hôtel de la rue Sherbrooke à Montréal, la mine triste, Bérangère dépose dans les bras du
bagagiste, sa montagne de sacs achetés dans les boutiques huppées des célèbres designers. Ainsi libérée de sa lourde charge, elle avance vers le réceptionniste qui se tient droit comme un
manche à balai derrière le bureau d’accueil à la clientèle.
- Ayez l’amabilité de faire porter à ma chambre tous ces paquets ainsi que deux kirs glacés.
- Madame sera servie à l’instant. Nous sommes à votre entière disponibilité
pour que votre séjour comble toutes vos attentes.
Bérangère ne l’écoute plus. Les portes de l’ascenseur se referment. En ouvrant la porte de sa suite, elle aperçoit Étienne en petite tenue de boxer de soie, allongé sur le divan de
cuir.
- Tu t’las coule douce ! Que fais-tu ici ?
- Hola charmante dame, ne suis-je pas votre garde du corps en l’absence de Malice ? Sachez qu’un James Bond dort en moi et qu’au moment le plus opportun, il se pointe
- Dis à ton James Bond de remballer ses joujoux. On a d’autres chats à fouetter. Va me chercher l’oignon que j’ai caché dans le tiroir de mes sous vêtements. Il est dans ma brassière rouge à marguerites noires.
Femme en soutif
Déçu, Étienne file dans la chambre et ressort avec l’oignon qu’il lance à Bérangère au moment même où on frappe à la porte. Ce lancé fut fatal. L’oignon tombé au sol les plonge au diable vauvert.
Étienne toujours en boxer à pois bleus et blancs, Bérangère avec deux kirs en mains et l’oignon tenu par la peau
des dents juste à temps.
Devant eux, deux personnages magouillent ainsi :
- Sire Mazarin! Pour trouver de l’argent et des Louis d’or, arrive un moment où tripoter un peu partout ne suffit plus. Il me serait d’un grand secours si Monsieur le Surintendant m’apprenait les arts de la dépense quand toute la France est endettée jusqu’au cou. Les coffres sont vides.
- Colbert ! Votre ignorance me déprime. Arriverai-je un jour à vous céder mon poste. Vous êtes plus sot que la bassine de la maîtresse du roi que nous maintenons en poste. Quand on est un simple roturier couvert de dettes, mortel par surcroit, bien sûr, on va en prison pour y mourir sans plus. Mais l’État, c’est l’État et on ne jette pas l’État en prison. Vous me suivez ? Voilà. L’État continue sans problèmes de creuser la dette. Tous les États font ça et ça marche.
- Ah oui ! Sire Mazarin, vous en êtes certain ? Mais que faire pour trouver plus d’argent quand on a déjà créé tous les impôts imaginables et d’autres encore plus osés pour les simples d’esprit ?
- Colbert ! Vous êtes bouché à l’émeri ou quoi ? Vous en créez d’autres ! Voir est un privilège. Marcher en est un autre. Faites payer des impôts pour traverser des chemins, pour aller prier et voir les statues des saints, voire même pour puiser l’eau à la rivière.
- Ces impôts sont déjà en place. On ne peut quand même pas taxer les riches. Ce sont eux qui font travailler les pauvres qui nous paient des impôts.
- Vrai. Si nous taxons les riches, ils ne dépenseront plus et les pauvres ne travailleront plus
- Alors, comment faire ? Je suis dans l’impasse Sire Mazarin.
- Vous vous noyez dans un dé à coudre. Pauvre idiot ! Tu raisonnes comme un gruyère troué. Mieux encore, une passoire bouchée. Au royaume du grand roi Soleil, vivent des paysans qui ne sont ni riches ni pauvres. Ils rêvent de devenir riches et ils ont peur de devenir des pauvres. Ce sont eux qui feront tourner la roue de fortune de l’État. Eux, il faut leur imposer de plus haut taux d’impôts sur tous leurs biens et besoins.. Et, ils travailleront plus pour gagner plus de ce qu’on leur enlève. Ainsi, on gagnera toujours plus avec eux. Ils sont les vaches à lait du système. Que feras-tu quand je me retirerai dans mes fiefs que le roi m’a concédés pour mes loyaux services à sa couronne ?
- Vous pourriez m’adjoindre votre neveu, le jeune Jean 1 Ier, dit le Bon. On ne raconte que du bien à l’égard de son grand esprit de fin stratège parmi vos conseillers.
- Pétrifiée par l’horreur des propos entendus, Bérangère échappe les deux coupes de kir qui se fracassent au sol. D’une main rapide, elle saisit l’oignon et de l’autre attrape son Étienne par le caleçon pour sortir de ce célèbre château sans soleil dedans. Les voici donc ailleurs dans le château du duc de Richelieu.
- Parlez, parlez mon cher Voltaire, on vous écoute
- Soit ! Je crois que nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple, que vous croyez digne d'être instruit. J'entends par peuple la populace, qui n'a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s'instruire; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n'est pas le manœuvre qu'il faut instruire, c'est le bon bourgeois, c'est l'habitant des villes… A l'égard du peuple, il sera toujours sot et barbare [...]. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. Je ne connais guère que Jean-Jacques Rousseau à qui on puisse reprocher ces idées d'égalité et d'indépendance, et toutes ces chimères qui ne sont que ridicules. Quant aux femmes, elles ne sont que de girouettes. Elles se fixent quand elles rouillent. Tous ces mots, je les ai déjà écrits dans mes célèbres correspondances. Il vous suffit de rassembler mes œuvres pour vous instruire à ma manière à la source de mon génie. Ici, mon bon ami le duc de Richelieu saura vous le redire. Nous sommes la noblesse et la populace nos esclaves. « Citations de Voltaire sur Wikiquote»
- J’ai encore à dire. À quoi servent la Nouvelle-France et ces quelques arpents de neige ? Un trou de dépenses par où se vident les coffres du roi de France.
C’en était trop ! Bérangère sortit de ses gonds. Furieuse, elle apostrophe Voltaire qui pompeux la regarde de haut.
- Espèce de cervelle d’oiseau ! Pour un bout de canne à sucre tu as fait perdre à la France tout le territoire couvrant la Louisiane jusqu’aux territoires du Nord de l’Amérique. Tes discours sont à la mesure des péronnelles ridicules. Tu as l’air d’une baudruche poudrée. Non, mais…
C’est Étienne qui lui arracha l’oignon des mains de Bérangère quand il aperçut les gardes armés d’épées prêts à abattre le fer sur elle. Vivement, ils se retrouvent au Ritz Carleton, le chic hôtel anglais de Montréal. C’est la faute à Voltaire !
Marie Louve